L'art, un regard sur nous ensemble

Critique

Mercredi 3 et jeudi 4 juin derniers, le camion de prises de vues INSIDE/OUT était sur la Place du Palais de Justice de Chambéry pour prendre en photo 642 personnes, imprimer les portraits en grand format pour immédiatement les coller sur le sol de la place afin de former un œil géant, symbole d'un message : « Ensemble, un regard sur l’art ».

Nombre de participants ne savaient pas encore qu’INSIDE/OUT est « un projet global permettant de transformer les messages personnels en œuvres d’art » imaginé en 2011 par l’artiste JR.

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Cette star mondiale de la photo n'était pas là : son concept et ses opérateurs ont été loués par l’association RegArt. Créée en 1994, elle a pour but de promouvoir l’art contemporain et de soutenir le travail des artistes. Magistralement, pour fêter son anniversaire, l’association RegArt a dépensé 20 ans d’économies et de récoltes de fonds pour offrir cet événement... et la Mairie de Chambéry a réglé les droits (obligatoires) de parution sur le site officiel de l’artiste.

http://www.jr-art.net/fr/

Durant ces deux jours, beaucoup de joie a ensoleillé la ville. On s’est pris en photo dans le camion mais il fallait d’abord patienter au soleil (parfois plus d’une heure) en compagnie d’inconnus... alors on discutait, on rencontrait, on rigolait.

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Il y a même eu un bonus musical chaque jour avec le Jazz Club de Savoie et le collectif Hip-Hop Posse 33. Puis clic-clac, on se prenait en photo avec sa photo et puis en train de la coller au sol pour prendre part à la réalisation de cet œil géant.

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Plein d’images de citoyens assemblées pour former un être géant ? Cela rappellerait presque le Léviathan de Hobbes… peut-être à ceux qui révisaient le bac de philo ?

Beaucoup ont découvert JR. Rien que pour ça ces deux jours ont servi à quelque chose !
On entendait aussi que "finalement, l’art contemporain ça peut être bien…"

642 personnes se sont donc prises en photo dans une cabine : génération selfie. On se prenait en photo en train de se prendre en photo : narcissisme, onanisme photographique… Pas de message ? Joie d’être là ? Le contenu ici n’est pas le même que lorsque JR collait des portraits de banlieusards dans les beaux quartiers de Paris pendant les émeutes de 2005 ou, un peu plus tard, des portraits d’Israéliens et de Palestiniens sur le mur qui les sépare avec le projet Face 2 Face.

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Les orages du week-end ont effacé à grandes eaux les portraits formant l’œil collectif, le symbole du message porté par l’association RegArt : « Ensemble, un regard sur l’art ». Les beaux moments passés dans la file d’attente se sont envolés. Beauté éphémère et significative, l'œuvre principale est effacée, restent les selfies en plus, sur les cages d’ascenseur du parking souterrain et sur la façade du Palais de Justice.

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C’est finalement l’art qui a, cette semaine encore, porté un regard sur la société que nous sommes ensemble. On dit encore merci à RegArt qui, en nous faisant jouer le jeu du collectif, nous a offert la beauté, la joie et le bon prétexte pour réfléchir un petit peu plus.

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Gaspar
Merci à Serge Héliès et à RegArts pour les photos

PS : Le soir même de ce rassemblement festif, un ami photographe nous a fait passer un texte très éclairant pour qui veut un jour devenir bon en photo. Cela date d’il y a 33ans mais c’est toujours pertinent... et fort à propos !

Lettre de Sergio Larrain, envoyée à son neveu en 1982, qui souhaitait se lancer dans la photographie :

“Mercredi. La première chose, c’est d’avoir un appareil que l’on aime, celui qui te plaît le plus, parce qu’il faut d’être content du boîtier, de ce qu’on a dans les mains, l’instrument est primordial pour celui qui réalise un projet, et il faut que ce soit le minimum, l’indispensable et rien de plus. Deuxièmement, avoir un agrandisseur à son goût, le plus beau et le plus simple possible (en 35mm, le plus petit que fabrique Leitz est le meilleur, il durera toute ta vie).
Le jeu c’est de partir à l’aventure, comme un bateau, mettre les voiles. Aller à Valparaiso, ou à Chiloé, dans les rues toute la journée, errer et encore errer dans les endroits qu’e l'on ne connaît pas et s’asseoir sous un arbre quand on est fatigué, s’acheter un banane ou un peu de pain, et comme ça, prendre un train, aller dan un lieu qui t’attire, regarder, dessiner aussi, et regarder encore. S’extirper du monde connu, entrer dans ce que tu n’as jamais vu, se laisser aller, à son gré, beaucoup marcher d’un endroit à un autre, vers là où ça te dit. Petit à petit, tu vas trouver des choses et des images vont s’offrir à toi, comme des apparitions, tu les prends.
Après que tu sois rentré chez toi, tu développes, tu fais des tirages et tu regardes ce que tu as pêché, tu les scotches au mur, tu les tires en format carte postale et tu les regardes. Après, tu joues avec tes doigts en forme de L, tu commences à chercher des coupes, à recadrer, et tu apprends la composition, la géométrie. Tu cadres avec les L, tu agrandis ce que tu as cadré, et tu les mets sur le mur. Ainsi, tu regardes, tu tâtonnes. Quand tu es sûr qu’une photo est mauvaise, tu le jettes sur le champ. Le meilleure, tu la monte un peu plus haut sur le mur, pour au final ne garder que les meilleures, rien de plus. Garder ce qui est médiocre t’enlise dans la médiocrité. Au sommet, juste ce que tu gardes, le reste se jette, parce qu’on garde dans son psyché tout ce que l’on retient.
Ensuite, fais du sport, occupe-toi à d’autres choses et ne te fais plus de souci pour tes photos. Commence à regarder le travail d’autres photographes et à rechercher ce qui est bon dans tout ce que tu trouves : livres, magazines, etc., et récupère le meilleur, si tu peux, tu découpes et tu affiches sur le mur à côté de ton travail. Si tu ne peux pas découper, tu ouvres les livres ou les magazines sur ce que tu aimes, et tu les laisses exposés à la vue. Puis tu les laisses comme ça pendant des semaines, des mois, jusqu’à ce que tu comprennes, on a besoin de temps pour voir, mais petit à petit, tu découvres le secret et tu remarques ce qui est bon et la profondeur de toute chose.
Continue à vivre tranquillement, dessine un peu, va te promener et ne force jamais une sortie photo, parce que sinon la poésie se perd, la vie tombe malade, c’est comme vouloir forcer l’amour ou l’amitié, c’est impossible. Quand l’envie de prendre des photos revient, tu peux repartir en voyage, en errance : à Puerto Aguirre, tu peux descendre le fleuve Baker à cheval jusqu’aux congères depuis Aysén ; Valparaiso est toujours une merveille, c’est se perdre dans la magie, se perdre durant des jours dans les collines et les rues, dormir quelque part la nuit avec ton sac de couchage, être investit dans la réalité, comme si tu nageais sous l’eau, sans rien laisser te distraire, du moins rien de conventionnel. Laisse tes souliers te porter lentement, comme si tu étais ivre du plaisir de regarder, en chantonnant, et ce qui commence à apparaître tu le photographies avec déjà plus d’attention, car tu as un peu appris sur la composition et le cadrage, et tu le fais avec l’appareil, et ainsi de suite, le panier se remplit de poissons et tu rentres à la maison. Tu apprends sur la mise au point, le diaphragme, le premier plan, la saturation, la vitesse, etc. Tu apprends à jouer avec l’appareil et ses possibilités, et tu accumules de la poésie (la tienne et celle des autres). Prends tout ce qui est bon, de ce que tu rencontres, et des autres. Fais-toi une collection de choses optimales, un petit musée dans un dossier.
Suis ce qui est à ton goût et rien de plus. Ne croît rien d’autre que ton goût, tu es la vie, et la vie est celle qu’on choisit. Ce que tu n’aimes pas, ne le regarde pas, ça ne sert à rien. Tu es le seul critère, mais regarde un peu de tout ce que font les autres. Tu apprends, et quand tu as une photo vraiment bonne, tu l’agrandis et tu fais une petite exposition, ou un petit livre que tu envoies à l’impression et avec ça tu commences à établir les bases, en les montrant tu te rends compte de ce qu’elles sont, selon si tu les vois face aux autres, comme tu le sens. Faire une exposition c’est donner quelque chose, comme donner à manger, c’est bien pour les autres qu’on leur montre quelque chose fait avec labeur et plaisir. Ce n’est pas pour faire le malin, cela fait du bien, c’est sain pour tout le monde et à toi ça te fait du bien car c’est une sorte d’examen.
Bon, avec tout ça tu as de quoi commencer. C’est beaucoup d’errance, c’est souvent être assis sous un arbre, dans n’importe quel endroit. C’est un voyage seul dans l’univers. On recommence à regarder, le monde conventionnel est comme un paravent, et il faut en sortir pendant la période de photographie.”

 

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