L'âge du 5ème éléphant

Nouvelle

« Ici, à Chambéry, est apparu le 5ème éléphant qui, en libérant tous les animaux, libéra le plus triste d'entre eux : l'Homme »

« Mesdames et Messieurs,

C'est avec une vive émotion que je reviens aujourd'hui dans mon cher lycée, le lycée Monge, à l'invitation de Mme la Proviseure, pour y dévoiler une plaque commémorative. C'est en effet ici que tout a commencé pour moi, en ces murs que je trouvais si hostiles et gris, au début, en arrivant de ma Haute­ Maurienne natale.

Que les autorités présentes ne s'offusquent pas du ton de mon allocution mais je voudrais avant tout m'adresser en tant qu'homme d'un âge mûr ­bientôt, déjà, 70 ans!­ à de jeunes hommes. En effet, ce n'est pas l'ancien ministre, le président de la Chambre de Commerce et d'Industrie, encore moins le PDG de la Société « Le 5ème éléphant » qui s'exprime aujourd'hui. Non, c'est Kevin, Raphaël, Hugo Personnaz, né en 1996 à Modane, mes parents n'ayant pas eu le temps d'arriver à St­Jean. C'est l'ancien élève, un peu perdu, un peu triste, qui s'adresse aux élèves d'aujourd'hui qui, je l'espère, n'éprouvent pas tous, dans les mêmes proportions, mes sentiments d'alors.

Car venir étudier à Chambéry signifiait pour moi quitter mon village, Bessans, les hauts sommets alentour et ma famille. Bien sûr, j'étais en conflit avec elle, surtout mon père, car l'école m'intéressait moins que fuir dans la montagne, seul avec mon chien Flambeau, de préférence la nuit, sous les étoiles. D'où quelques malencontreux redoublements. Il fallait le faire car, à l'époque, on laissait passer à peu près tout le monde. Mais moi, non. Il avait fallu que je redouble deux fois, tout ça pour aboutir à une orientation professionnelle en fin de 3ème. Et en plus en chaudronnerie, autant dire l'une des formations les moins bien vues socialement, sans doute parce qu'assez méconnue. La France était alors telle qu'en elle­même : se rêvant patrie d'intellectuels, au mieux indifférente envers les « pauvres travailleurs manuels ». Mon père était furieux, triste aussi, mais que faire ?

Je m'installais donc à l'internat, laissant mon chien, le plus triste d'entre les tristes, lui promettant de revenir au plus vite et de partir ensemble je ne savais pas très bien où, mais loin, très loin, pour gravir ensemble d'autres magnifiques sommets. Je commençais les cours pour obtenir, trois ans plus tard, mon Bac comme technicien en chaudronnerie industrielle. J'avoue avoir été bien turbulent en maths, français, histoire­géographie. J'espère que vous l'êtes moins car je le regrette, et pour ce que je n'ai alors pas appris par manque d'attention, et pour les professeurs que nous rendions à peu près fous avec nos coups pendables. J'avoue avoir vraiment compris l'intérêt des ces enseignements généraux, bien trop généraux pour le gamin à la fois rêveur et pragmatique que j'étais, lorsque le projet fut lancé.

Le projet, c'est précisément ce qui nous réunit aujourd'hui, puisque ce projet est le « 5ème éléphant », ce monumental automate en forme de pachyderme qui sortit des ateliers du lycée en février 2015, me souffla le nom de mon entreprise lorsque je l'ai créée en 2025... et voici que je la quitte ces jours­ci pour laisser la place à mon fils, lui­même issu de ces mêmes rangs, après 40 ans d'un labeur certes acharné mais aussi enchanté.

Il faut avoir la foi et travailler, croire en sa chance, aussi, celle de faire comme on dit les bonnes rencontres au bon moment. Ce fut mon cas. Mais je ne fais pas exception. La vie ne semble reposer que sur cet équilibre, pour chacun et semble­t­il à l'échelle collective. C'est ce dont je voudrais témoigner à travers mon récit. Nulle leçon : je ne suis que votre sincère ami. Comme le fut, à sa manière et au regard de sa fonction, mon mentor, le professeur en génie mécanique, Monsieur Alain Dompnier, ici présent et dont l'ardeur malgré son âge certain ne peut que me réjouir. La première année ne fut pas évidente, croyez­moi. Heureusement je rencontrai son autorité alliée à sa bienveillance. Et heureusement il lança le projet, ce projet auquel je dois tant... à commencer par la rencontre avec ma femme, Chloé, également ici présente, fortune parmi les fortunes de mon existence.

Car que faisait­elle, perdue, elle aussi un peu triste, dans un atelier peuplé de gars en bleu de travail, turbulents et, il faut le dire, pas très finauds ? Elle faisait des photos, comme le reste de sa promotion en arts appliqués. Des photos de quoi ? Eh bien justement du 5ème éléphant dont la conception artistique et technique avait commencé lors de mon passage en Première. Et dont la fabrication avait suivi l'année d'après, afin d'en quelque sorte consoler la ville pendant l'absence des éléphants de la fontaine de Boigne, partis en fonderie pour une rénovation bien méritée. Chloé était venue avec ses camarades pour faire des croquis, des aquarelles, pendant que nous nous affairions autour du colosse de métal. Elle avait pris des clichés aussi, dont un servit ensuite pour l'exposition de notre œuvre à la médiathèque Jean­Jacques Rousseau.

Nous nous promenions alors souvent ensemble au parc de Buisson­Rond, qui abrite désormais des jardins vivriers à côté des allées arborées centenaires. C'est un soir, au retour de l'une des ces balades, que s'imprima dans mon esprit la phrase suivante (maintenant, on peut presque parler de prophétie) : « Ici, à Chambéry, apparaitra le 5ème éléphant qui, en libérant tous les animaux, libérera le plus triste d'entre eux : l'Homme ». J'en parlai à Chloé qui rit fort mais me crut.

Je ne comprenais pas le sens que pouvaient avoir ces mots. Le 5ème éléphant, oui, puisqu'il était effectivement sorti de nos ateliers, mais le reste ?

Le reste, c'est la vie qui l'éclaira petit à petit, comme un puzzle qui devait prendre tout son sens et auquel, en même temps, on donnait tout son sens. Car il y a le hasard, mais il y a aussi l'action. Et les deux s'allient parfois pour de bonnes conjonctions. C'est ainsi qu'après divers stages, dont un dans la Marine Nationale pour des chaudières et un autre chez un miroitier d'art versaillais à la galerie des Glaces, je décidai de me lancer dans l'aventure des éléphants­robots. Après tout, les Japonais lançaient bien à l'époque les chiens de compagnie­robots, alors pourquoi ne pas sortir le 5ème, le 6ème, le 7ème et le 8ème éléphants de leur triste, si triste rebut après tant de célébrations et le retour des « Quatre sans cul » en titre, en me lançant dans l'aventure, celle des éléphants artificiels et animés pour remplacer les vrais animaux, malheureux car déplacés? C'est ce que je fis avec bonheur, pour le bonheur des petits et des grands, dans les cirques, les zoos, les forêts d'Inde aussi, prouvant au passage comme d'autres entrepreneurs également ici présents, que la prospérité pouvait rimer avec respect. Certes, les évènements de 2017 furent pour beaucoup dans la prise de conscience générale. Dire que d'autres les avaient précédés sans aucun effet et qu'il aura fallu ces épreuves pour tourner la page, passer à un autre âge...

Mais le respect et la prospérité ont triomphé. Respect des animaux, certes, mais respect des hommes et de la vie au premier chef. Chacun a comme trouvé, ou retrouvé sa juste place. Chacun a sa place. Cela est certain et vous devez vous en convaincre, vous les jeunes auxquels nous léguons un monde meilleur dont nous n'avions pas hérité. Cherchez la vôtre car elle existe : n'en doutez pas car le 5ème éléphant y veille et y veillera encore longtemps. »

Varecy

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